MAHJOUB BEN BELLA |
À tout seigneur, tout honneur. La soirée « écrivains
algériens » de la Fabrique du Pré a commencé par la présentation de Rachid Boudjedra – repères bio/bibliographiques, puis aussitôt lecture
d’extraits de La Prise de Gibraltar (Denoël)
ainsi que des Figuiers de Barbarie (Grasset), puis
de Printemps (Grasset, également).
« (…) juste après ce jour ou l’armée
était venue perquisitionner dans la maison on ne s’y attendait pas on avait été
pris en flagrant délit Chems-Eddine et moi maman avait inventé un mot pour dire
sa peur quelque chose comme trouillarrhée
toujours à faire le clown maman au moment où on s’y attend le moins souvent
sévère austère plutôt mais là elle voulait nous faire rire pour nous détendre
l’atmosphère comment traduire trouillarrhée
ou en latin ou en berbère (…). » (La
Prise de Gibraltar.)
Un vif débat, passionné,
s’enclenche qui trouvera son épilogue avec une intervenante souhaitant
parler de Boualem Sansal (2084, aussi chez Gallimard) ainsi que Le serment des barbares). Réelle volonté fictionnelle en dépit de
faiblesses de style, de pages dont le langage « ne tient pas »,
estime-t-elle. Quelqu’un évoquera aussi Franz
Fanon et la guerre d’indépendance et Yasmina
Khadra et ses « polars » - c’est du moins le qualificatif énoncé.
Auront été lus un long poème de Jean
Sénac, ainsi qu’un (court) extrait d’une pièce de théâtre de Kateb Yacine. Puis, une participante a
généreusement fait partager sa connaissance aigüe de la littérature algérienne
contemporaine, évoquant Yahia Belaskri
(Si tu cherches la pluie, elle vient d’en
haut et Les fils du jour / Vent d’ailleurs) et Mohamed Benchicou (Le
mensonge de Dieu, chez Michalon).
« (...) Aurai-je la force de
tout écrire? Je suis le mendiant du cimetière et j’avais cette histoire pour
les hommes. Mais Double-Goulot est mort et il n’est plus personne à qui la
raconter. Personne si ce n’est toi, mon vin. Oui, qui écouterait mon récit sans
rougir de sa propre capitulation?
Alger, décembre 2007. Poursuivis
par les services secrets algériens, les petits-enfants du mendiant ont emporté
son précieux journal avant de fuir la ville exsangue. À sa lecture
ressurgissent leurs souvenirs, éclairés par la voix du miséreux venu leur
conter l’odyssée extraordinaire de leurs ancêtres, épris, tout comme eux, de
liberté et de justice. (...) »
Participante qui avait ramené de
nombreux livres, dont ceux d’Ahmed
Kalouaz, Avec tes mains / Le
Rouergue, d’Abdelkader Djemaï, Le nez sur la vitre / Le Seuil, de Maïssa Bey, L’ombre d’un homme qui marche au soleil, réflexions sur Albert Camus / Chèvre feuille étoilée, d’Amar
Belkhodja, Momo, la magie des mots / Alpha, maison d’édition algéroise.
Nous avons manqué de temps pour
aborder le dernier ouvrage de Kamel
Daoub.
Ce fut donc sur Albert Camus que rebondit le débat,
avec naturellement Le Premier homme,
dont voici un large extrait, sur lequel fut refermée la soirée :
« C’est un vieux colon. À
l’antique. Ceux qu’on insulte à Paris, vous savez. Et c’est vrai qu’il a toujours été dur. Soixante
ans. Mais long et sec comme un puritain avec sa tête de cheval. Le genre
patriarche, vous voyez. Il en faisait baver à ses ouvriers arabes, et puis, en
toute justice, à ses fils aussi. Aussi, l’an passé, quand il a fallu évacuer,
ça a été une corrida. La région était devenue invivable. Il fallait dormir avec
le fusil. Quand la ferme Raskil a été attaquée, vous vous souvenez? - Non, dit
Jacques. - Si, le père et ses deux fils égorgés, la mère et la fille longuement
violées et puis à mort... Bref... Le préfet avait eu le malheur de dire aux agriculteurs
assemblés qu’il fallait reconsidérer les questions des colonies, la manière de
traiter les Arabes et qu’une page était tournée maintenant. Il s’est entendu
dire par le vieux que personne au monde ne ferait la loi chez lui. Mais depuis
il ne desserrait pas les dents. La nuit, il lui arrivait de se lever et de
sortir. Ma mère l’observait par les persiennes et le voyait marcher à travers
ses terres. Quand l’ordre d'évacuation est arrivé, il n’a rien dit. Ses
vendanges étaient terminées, et le vin en cuve. Il a ouvert les cuves, puis il
est allé vers une source d’eau saumâtre qu’il avait lui-même détournée dans le
temps et l’a remise dans le droit chemin sur ses terres, et il a équipé un
tracteur en défonceuse. Pendant trois jours, au volant, tête nue, sans rien
dire, il a arraché les vignes sur toute l’étendue de la propriété. Imaginez
cela, le vieux tout sec tressautant sur son tracteur, poussant le levier
d’accélération quand le soc ne venait pas à bout d’un cep plus gros que
d’autres, ne s’arrêtant même pas pour manger, ma mère lui apportait pain,
fromage et soubressade qu’il avalait posément, comme il avait fait toute chose,
jetant le dernier quignon pour accélérer encore, tout cela du lever au coucher
du soleil, et sans un regard pour les montagnes à l’horizon, ni pour les
Arabes, vite prévenus, et qui se tenaient à distance, le regardant faire, sans
rien dire eux non plus. Et quand un jeune capitaine, prévenu par on ne sait
qui, est arrivé et a demandé des explications, l’autre lui a dit : “Jeune
homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer.”
Quand tout a été fini, il est revenu vers la ferme, il a traversé la cour
trempée du vin qui avait fui des cuves, et il a commencé ses bagages. Les
ouvriers arabes l’attendaient dans la cour. (Il y avait aussi une patrouille
que le capitaine avait envoyée, on ne savait trop pourquoi, avec un gentil
lieutenant qui attendait des ordres.) “Patron, qu’est qu’on va faire? - Si
j’étais à votre place, a dit le vieux, j’irais au maquis. Ils vont gagner. Il
n’y a plus d’hommes en France.”
(…)
- Il n’a
plus voulu entendre parler de l’Algérie. Il est à Marseille, dans un
appartement moderne. Maman m’écrit qu’il tourne en rond dans sa chambre.
- Et
vous?
- Oh,
moi, je reste, et jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive, je resterai. J’ai envoyé ma
famille à Alger et je crèverai ici. On ne comprend pas ça à Paris. À part nous,
vous savez ceux qui sont seuls à pouvoir le comprendre?
- Les
Arabes.
- Tout
juste. On est fait pour s’entendre. Aussi bêtes et brutes que nous, mais le
même sang d’homme. On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se
torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C’est le pays
qui veut ça. Une anisette?
- “Légère”, dit Jacques. »
A. L. D. & A.
(G.) L.
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Labyrinthe MAHJOUB BEN BELLA 1988 |
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