Francis Ponge, "La fabrique du pré", 1971.

Francis Ponge, "La fabrique du pré", 1971.
Francis Ponge, "La fabrique du pré", Skira 1971.

Nous avons le plaisir de vous inviter au prochain Café littéraire, qui se tiendra à l'Épicerie du Pré, rue du Pré au Mans, de 18:30 heures à 20 heures environ. L’objectif étant pour nous de promouvoir et d'échanger autour d'une littérature contemporaine ou classique de qualité, « lettrée », en se garant des titres et des auteurs trop commerciaux.

Nous nous retrouverons le jeudi ....... autour

d'œuvres d'écrivains ..........

Nous comptons sur votre présence, en apportant ou non des textes ou des extraits d'œuvres des auteurs retenus.
Chacun est libre de lire ou non un texte qu'il aura pris soin d'apporter, un extrait d'œuvre, de participer au débat s'il le désire.

Merci de relayer la proposition de cette rencontre aux personnes que vous jugeriez susceptibles d'être intéressées.

À bientôt, Armelle Le Dantec & Alain (Georges) Leduc.


Bien entendu, l'accès à ces rencontres littéraires ne saurait être que parfaitement gratuit.







jeudi 28 avril 2016


MAHJOUB BEN BELLA





 



À tout seigneur, tout honneur. La soirée « écrivains algériens » de la Fabrique du Pré a commencé par la présentation de Rachid Boudjedra – repères bio/bibliographiques, puis aussitôt lecture d’extraits de La Prise de Gibraltar (Denoël) ainsi que des Figuiers de Barbarie (Grasset), puis de Printemps (Grasset, également).

« (…) juste après ce jour ou l’armée était venue perquisitionner dans la maison on ne s’y attendait pas on avait été pris en flagrant délit Chems-Eddine et moi maman avait inventé un mot pour dire sa peur quelque chose comme trouillarrhée toujours à faire le clown maman au moment où on s’y attend le moins souvent sévère austère plutôt mais là elle voulait nous faire rire pour nous détendre l’atmosphère comment traduire trouillarrhée ou en latin ou en berbère (…). » (La Prise de Gibraltar.)

Un vif débat, passionné, s’enclenche qui trouvera son épilogue avec une intervenante souhaitant parler de Boualem Sansal (2084, aussi chez Gallimard) ainsi que Le serment des barbares). Réelle volonté fictionnelle en dépit de faiblesses de style, de pages dont le langage « ne tient pas », estime-t-elle. Quelqu’un évoquera aussi Franz Fanon et la guerre d’indépendance et Yasmina Khadra et ses « polars » - c’est du moins le qualificatif énoncé. Auront été lus un long poème de Jean Sénac, ainsi qu’un (court) extrait d’une pièce de théâtre de Kateb Yacine. Puis, une participante a généreusement fait partager sa connaissance aigüe de la littérature algérienne contemporaine, évoquant Yahia Belaskri (Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut et Les fils du jour / Vent d’ailleurs) et Mohamed Benchicou (Le mensonge de Dieu, chez Michalon).

« (...) Aurai-je la force de tout écrire? Je suis le mendiant du cimetière et j’avais cette histoire pour les hommes. Mais Double-Goulot est mort et il n’est plus personne à qui la raconter. Personne si ce n’est toi, mon vin. Oui, qui écouterait mon récit sans rougir de sa propre capitulation?

Alger, décembre 2007. Poursuivis par les services secrets algériens, les petits-enfants du mendiant ont emporté son précieux journal avant de fuir la ville exsangue. À sa lecture ressurgissent leurs souvenirs, éclairés par la voix du miséreux venu leur conter l’odyssée extraordinaire de leurs ancêtres, épris, tout comme eux, de liberté et de justice. (...) »
Participante qui avait ramené de nombreux livres, dont ceux d’Ahmed Kalouaz, Avec tes mains / Le Rouergue, d’Abdelkader Djemaï, Le nez sur la vitre / Le Seuil, de Maïssa Bey, L’ombre d’un homme qui marche au soleil, réflexions sur Albert Camus / Chèvre feuille étoilée, d’Amar Belkhodja, Momo, la magie des mots / Alpha, maison d’édition algéroise.
Nous avons manqué de temps pour aborder le dernier ouvrage de Kamel Daoub.
Ce fut donc sur Albert Camus que rebondit le débat, avec naturellement Le Premier homme, dont voici un large extrait, sur lequel fut refermée la soirée :

« C’est un vieux colon. À l’antique. Ceux qu’on insulte à Paris, vous savez. Et c’est vrai qu’il a toujours été dur. Soixante ans. Mais long et sec comme un puritain avec sa tête de cheval. Le genre patriarche, vous voyez. Il en faisait baver à ses ouvriers arabes, et puis, en toute justice, à ses fils aussi. Aussi, l’an passé, quand il a fallu évacuer, ça a été une corrida. La région était devenue invivable. Il fallait dormir avec le fusil. Quand la ferme Raskil a été attaquée, vous vous souvenez? - Non, dit Jacques. - Si, le père et ses deux fils égorgés, la mère et la fille longuement violées et puis à mort... Bref... Le préfet avait eu le malheur de dire aux agriculteurs assemblés qu’il fallait reconsidérer les questions des colonies, la manière de traiter les Arabes et qu’une page était tournée maintenant. Il s’est entendu dire par le vieux que personne au monde ne ferait la loi chez lui. Mais depuis il ne desserrait pas les dents. La nuit, il lui arrivait de se lever et de sortir. Ma mère l’observait par les persiennes et le voyait marcher à travers ses terres. Quand l’ordre d'évacuation est arrivé, il n’a rien dit. Ses vendanges étaient terminées, et le vin en cuve. Il a ouvert les cuves, puis il est allé vers une source d’eau saumâtre qu’il avait lui-même détournée dans le temps et l’a remise dans le droit chemin sur ses terres, et il a équipé un tracteur en défonceuse. Pendant trois jours, au volant, tête nue, sans rien dire, il a arraché les vignes sur toute l’étendue de la propriété. Imaginez cela, le vieux tout sec tressautant sur son tracteur, poussant le levier d’accélération quand le soc ne venait pas à bout d’un cep plus gros que d’autres, ne s’arrêtant même pas pour manger, ma mère lui apportait pain, fromage et soubressade qu’il avalait posément, comme il avait fait toute chose, jetant le dernier quignon pour accélérer encore, tout cela du lever au coucher du soleil, et sans un regard pour les montagnes à l’horizon, ni pour les Arabes, vite prévenus, et qui se tenaient à distance, le regardant faire, sans rien dire eux non plus. Et quand un jeune capitaine, prévenu par on ne sait qui, est arrivé et a demandé des explications, l’autre lui a dit : “Jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, il faut l’effacer.” Quand tout a été fini, il est revenu vers la ferme, il a traversé la cour trempée du vin qui avait fui des cuves, et il a commencé ses bagages. Les ouvriers arabes l’attendaient dans la cour. (Il y avait aussi une patrouille que le capitaine avait envoyée, on ne savait trop pourquoi, avec un gentil lieutenant qui attendait des ordres.) “Patron, qu’est qu’on va faire? - Si j’étais à votre place, a dit le vieux, j’irais au maquis. Ils vont gagner. Il n’y a plus d’hommes en France.”

(…)

- Il n’a plus voulu entendre parler de l’Algérie. Il est à Marseille, dans un appartement moderne. Maman m’écrit qu’il tourne en rond dans sa chambre.

- Et vous?

- Oh, moi, je reste, et jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive, je resterai. J’ai envoyé ma famille à Alger et je crèverai ici. On ne comprend pas ça à Paris. À part nous, vous savez ceux qui sont seuls à pouvoir le comprendre?

- Les Arabes.

- Tout juste. On est fait pour s’entendre. Aussi bêtes et brutes que nous, mais le même sang d’homme. On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C’est le pays qui veut ça. Une anisette?

- Légère, dit Jacques. »


A. L. D. & A. (G.) L.

                                                                              

Labyrinthe MAHJOUB BEN BELLA 1988

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